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Perspectives nouveau monde

DANGER : Courants forts

Bruno-Marie Béchard, ingénieur, professeur et recteur

Chaque année, des gens se noient dans les rivières, emportés par le courant. D'autres s'électrocutent en émondant des arbres. Décidément, les courants forts sont très dangereux!

À mes yeux, il peut en être de même pour les courants forts de notre société. Sans nécessairement s'inscrire systématiquement à contre-courant, il me semble qu'il faudrait davantage se méfier des grandes tendances qui emportent tout le monde.

Quand je suis né, pas question que mes parents me laissent dormir sur le dos. C'était très grave : il fallait absolument m'installer sur le ventre, quitte à ce que je pleure sans arrêt, pour éviter que je meure étouffé. Alors quelle n'a pas été ma surprise, lorsque nous avons eu notre premier fils, d'apprendre qu'il fallait dorénavant coucher le bébé sur le côté, surtout pas sur le ventre, de peur qu'il meure! Deux ans plus tard, à la naissance de notre second fils, l'infirmière nous a expliqué, grandes affiches murales à l'appui, que c'était maintenant criminel de le laisser dormir sur le ventre ou sur le côté : allez hop! tous les poupons sur le dos, sans exception! Les consignes précédentes, alors dictées comme des dogmes, ont donc certainement tué bien des bébés… ou est-ce plutôt le diktat actuel qui sera peut-être renversé dans quelques années?

Ma mère me racontait que ses parents mettaient chaque année une orange dans son bas de Noël. C'était la fête, l'occasion unique de consommer cette denrée exotique, à peine accessible, qui s'ajoutait aux pommes en automne… De nos jours, teneur en vitamines oblige, nous avons appris à manger des fruits à chaque repas. En autant, bien sûr, qu'on se brosse les dents tout de suite après pour empêcher le sucre de causer des caries. Mais voilà, ma dentiste me faisait part la semaine dernière du nouveau grand fléau : l'émail de nos dents est en voie de disparition! Et l'abominable cause : la consommation de fruits a augmenté au cours de la dernière génération, et l'acidité qu'ils contiennent amollit l'émail. Alors si l'on se brosse les dents juste après, notre émail s'amincit et nos dents deviennent plus vulnérables à la carie! Faut-il arrêter les fruits, le brossage, ou les deux? Heureusement, une multinationale arrive à la rescousse en proposant un nouveau dentifrice, bien sûr plus cher que les autres…

Combien d'autres exemples du genre, de la MIUF aux chaudrons d'aluminium, en passant par les sièges d'auto pour bébé et les succédanés de sucre…

Aujourd'hui, il nous faut tous consommer des oméga-3 pour rester en santé. Nous annoncera-t-on un jour que c'est cancérigène? Les ampoules au tungstène seront bientôt interdites. Nous passerons alors tous aux ampoules fluocompactes moins énergivores… qui contiennent par ailleurs des matières toxiques comme le mercure. Est-ce vraiment un progrès? D'autant plus que, souvent, lorsque nous nous éclairons, nous récupérons de toute façon la chaleur dégagée par le tungstène qu'il faudra dorénavant compenser par un surplus de chauffage. Et que penser de l'interdiction des sapins de Noël dans les lieux publics en Amérique, par souci d'accommodement raisonnable?

Tout cela pour insister sur la méfiance que nous devons avoir à l'égard des courants forts. Surtout lorsqu'ils paraissent si évidents à tout un chacun. Aucune mode ne vaut un jugement critique aiguisé…

Voici un dernier exemple qui m'a secoué. Lors d'un congrès international de présidents d'université organisé par l'UNESCO, la représentante des quelque 200 pays de l'Asie du Pacifique intervient au micro. «Nous nous rendons compte aujourd'hui que la laïcisation de nos systèmes d'éducation est un échec lamentable», lance-t-elle. Aïe! En Asie du Pacifique, on juge que cette laïcisation a entraîné la déroute de la quête de sens des jeunes et leur déracinement par rapport aux valeurs caractéristiques de leurs communautés, ce qui cause maintenant bien des maux de société. On renverse donc la tendance, on enclenche un certain retour en arrière.

Qui oserait même remettre en question ce mouvement quasi absolu au Québec? Surtout, ne me répondez pas que c'est parce qu'on est plus évolués qu'eux…

Au contraire, je pense que plus une société sait s'autocritiquer et se remettre en question, plus elle est évoluée. Je rêve d'une humanité plus respectueuse de la diversité d'opinion et qui s'en accommode bien. Autrement, nous sommes un troupeau de moutons qui se précipite à gauche, pour ensuite courir à droite, avant de s'élancer de nouveau à gauche… L'image qui me vient souvent à l'esprit est celle du pendule : il oscille en s'attardant doucement à un extrême, puis à l'autre, mais il passe au centre de sa course avec la plus grande vitesse, sans s'arrêter… alors que c'est pourtant là son point d'équilibre!

À nous d'assurer aux nouvelles générations le moyen d'exercer davantage leur jugement critique, grâce notamment à un niveau d'instruction accru et à une meilleure information. Ainsi, les courants forts de l'avenir risquent d'emporter moins de gens…